L’écrivain : être privilégié ou prisonnier de son art ?
- Quitterie Magnard
- Dec 4, 2017
- 4 min read
C’est un procédé connu en littérature : beaucoup d’auteurs aiment mettre en scène des écrivains dans leurs livres, souvent dans une visée autobiographique ou bien pour faire l’éloge du travail romanesque. Mais ceux qui m’intéressent ici sont ceux qui prennent vraiment le temps de critiquer et de remettre en question le statut souvent idéalisé de l’écrivain. On pourra dans cette optique lire par exemple Les Faux-monnayeurs de Gide, Martin Eden de Jack London ou bien Lettre d’une inconnue et Avril Brisé, dont je vais parler maintenant.

Lettre d’une inconnue est une courte nouvelle écrite en 1922 par l’écrivain autrichien Stefan Zweig. En quelques mots, elle raconte la vie d’une femme folle amoureuse d’un écrivain (double littéraire de Zweig sous certains angles) depuis sa plus tendre enfance et qui vit dans son ombre des années durant. Le lecteur découvre peu à peu son histoire, en même temps que l’écrivain qui reçoit de cette inconnue, un paquet de lettres expliquant son amour secret et insensé. Les quelques mots inscrits sur la première lettre, « A toi qui ne m’as jamais connue », donne d’emblée le ton de la nouvelle : l’histoire racontée est celle d’un amour à sens unique sublimé, envahissant, obsessionnel, tourmenté et autodestructeur. On se croirait presque dans une tragédie tant la fatalité pèse sur cette femme dont jamais le nom ne nous est livré.

Avril Brisé est un roman écrit en 1978 par l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré. L’histoire se passe sur les hauts plateaux d’Albanie, certes au début du XXème siècle, mais dans une atmosphère médiévale : un écrivain mondain de la capitale (Bessian Vorpsi) et sa femme partent en voyage de noces dans cette région pour étudier les coutumes ancestrales et sanglantes qui dominent la vie des montagnards. Ceux-ci sont en effet soumis au Kanun, un recueil de lois qui régit depuis des siècles une vendetta meurtrière et interminable, car dès lors qu’elle s’abat sur une famille, un cercle vicieux s’installe et oblige ses membres à répandre le sang pour venger la mort d’un membre de leur famille puis à subir à son tour la vengeance de son ennemi. Gjorg, l’un des personnages principaux, va être pris bien malgré lui dans ce mécanisme infernal et absurde. On l’a compris, la malédiction et la mort planent sur ces montagnards qui fascinent l’écrivain et terrifient sa femme ; le choc sera si grand pour elle qu’il sera fatal à son bonheur. C’est cette expérience tragique qui fera basculer, mais trop tard, Bessian dans la vraie réalité et lui fera ouvrir les yeux sur le Kanun. Ce roman original est d’autant plus étonnant lorsqu’on sait que les règles médiévales du Kanun sont toujours appliquées aujourd’hui par plusieurs clans d’Albanie du nord, ou encore dans certaines régions du Kosovo, du Monténégro et de la Macédoine.
En arrière-plan de l’intrigue de ces deux œuvres sombres et réalistes du 20ème siècle se cache une sévère et lucide autocritique de Zweig et de Kadaré qui se remettent eux-mêmes en question ou du moins l’écrivain en règle générale. Non parce qu’ils désacralisent totalement le statut d’écrivain (dans Lettres d’une inconnue l’écrivain est en effet un être lumineux, fascinant et hors du commun sous de multiples facettes), mais parce qu’ils les présentent comme des êtres inadaptés au monde qui les entoure. C’est pour cela qu’ils sont en effet présentés comme volages (dans Lettres d’une inconnue), instables, idéalistes et surtout aveuglés par leur art et attirés à l’excès par la beauté, la pureté qu’ils recherchent autour d’eux. Kadaré résume cette idée dans un des passages de son livre : « Vos livres, votre art, sentent tous le crime. Au lieu de faire quelque chose pour les malheureux montagnards, vous assistez à la mort, vous cherchez des motifs exaltants, vous recherchez ici de la beauté pour alimenter votre art. Vous ne voyez pas que c’est une beauté qui tue. » Si l’on en croit Zweig et Kadaré, les écrivains, ou du moins certains d’entre eux, sont donc en décalage avec la réalité, sont des êtres duels qui mènent souvent une double vie. Mais ces caractéristiques peu communes et leur intelligence font qu’ils n’en demeurent pas moins des êtres fascinants, attirants et amènes à susciter l’admiration autour d’eux. On remarquera aussi dans Lettres d’une inconnue comme dans Avril Brisé que leur aveuglement sera, contre leur gré et même contre leur entendement, la cause des souffrances de leurs proches.
Bien sûr on peut ne pas être d’accord avec cette vision de l’écrivain et surtout celle-ci ne peut s’appliquer à tous ces artistes, mais force est de reconnaître que de nombreux écrivains possèdent des points communs avec cette description, surtout les poètes et écrivains de génie qui ont vécu des existences mouvementées, pas toujours heureuses et pour le moins tragiques, par exemple Rimbaud, Kerouac ou London. On pourrait même par extension citer plusieurs autres artistes peintres, chanteurs, compositeurs etc qui d’ailleurs ont brûlé leur vie par les deux bouts et ont parfois été incompris de leur vivant (ex : Cézanne, Mozart, Jim Morrison…)
Pour conclure, j’amènerai quelques questions qu’on ne peut manquer, je pense, de se poser après la lecture des 2 œuvres que j’ai présentées : Par-delà le statut noble et idéalisé qu’on prête souvent de bonne foi à nos écrivains de génie (et à l’artiste en général) est-il vraiment enviable d’être un génie ? L’artiste de génie est-il vraiment en mesure d’être réaliste s’il ne sait même pas lui-même s’insérer dans la société ? Quand on envisage l’art comme un échappatoire à notre malaise dans la société, peut-on en devenir le prisonnier ? : L’art, une bénédiction ou une malédiction pour l’artiste ? (sans pour autant vouloir trop généraliser, mais il me semble que ces questions méritent d’être posées dans de nombreux cas)
Bonne prise de tête ! ☺
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